Shaxson nous découvre dans son livre un monde qui a fait sécession de la morale commune. Dans ce monde, on considère que l’impôt est une atteinte à la propriété et à la liberté, et non une juste rétribution pour tout ce que la société vous a permis de réaliser. Il est donc naturel de ne pas payer d’impôt si vous êtes assez malin pour échapper au fisc. C’est même un titre de gloire, censé vous procurer le respect de vos pairs. C’est conforme aussi à la nature de l’homme : l’individu cherche toujours à maximiser son intérêt personnel, dit-on, pourquoi donc le contrarier dans la réalisation de son être, etc., etc. ?
Ce monde où règne un individualisme crasse semble avoir en fait éliminé l’idée même d’intérêt commun. Il incarne au plus haut point l’antagonisme entre intérêts privés et règles collectives. Son mode de fonctionnement est doublement anti-démocratique : il s’agit à chaque fois de contourner une loi votée quelque part en influant ailleurs sur les faiseurs de loi ; à l’abri des regards et de la curiosité publique, quelques hommes que réunissent leur position, leur entregent et leur fortune discutent tranquillement de défaire ce que la représentation nationale d’un pays souverain a décidé. Leur exaltation de la « liberté » n’est que pure rhétorique : aussi bien à Jersey qu’aux Caïmans ou à la City of London Corporation, on ne tolère pas la critique, et encore moins la dissidence. Les opposants, les francs-tireurs, les sceptiques – il y en a quand même ! – sont intimidés et ostracisés. Ce monde a en outre complètement perverti le langage et forgé sa propre novlangue : il n’y a plus un seul centre off-shore qui ne se présente pas aujourd’hui comme une « juridiction bien réglementée, coopérative et transparente ».
En définitive, les paradis fiscaux s’inscrivent parfaitement dans le projet néolibéral de liquidation de l’Etat-providence. La pression fiscale qu’ils exercent au nom du saint principe de concurrence permet un nivellement par le bas des politiques fiscales des gouvernements (« a race to the bottom » : une course à l’abîme…). Face au siphonage de ses ressources, l’Etat est conduit à mener une double politique : d’une part, réduire ses dépenses, et donc tailler dans les services publics ; d’autre part, trouver de nouvelles sources de financement, et donc taxer davantage ceux qui ne peuvent pas échapper à l’impôt (par exemple, en augmentant la TVA). L’antique maxime de justice fiscale « à chacun selon ses facultés » (en vertu de laquelle chaque personne contribue à l’impôt en fonction de ses revenus) a été mise au rebut au profit de considérations beaucoup plus pragmatiques : aujourd’hui, celui qui paye l’impôt, c’est celui qui n’a pas les moyens d’embaucher un fiscaliste ou d’ouvrir un compte à Zurich. Cela vaut autant pour les particuliers que pour les entreprises : les PME, en proportion de leurs bénéfices, payent plus d’impôts que les multinationales. L’opposition entre riches et pauvres recouvre désormais une opposition entre mobiles et immobiles. La mobilité dont il s’agit ici n’est pas celle évidemment qui depuis trente ans sert à légitimer la précarisation des salariés : c’est la faculté bien réelle de pouvoir changer de pays à tout moment pour profiter d’un statut fiscal taillé sur mesure (cf. le statut de « résident non domicilié » au Royaume-Uni, qui permet aux étrangers fortunés de ne pas payer d’impôts dans le pays). Les inégalités explosent, et ce sont in fine les personnes ordinaires qui, par leurs impôts, financent les privilèges fiscaux des plus riches. Comme disait la millionnaire new-yorkaise Leona Hemsley : « Les impôts, c’est pour les petites gens » (« Taxes are for the little people »).
Shaxson conclut son ouvrage par une série de propositions destinées à lutter contre les paradis fiscaux et invite les gouvernements et les opinions publiques à ouvrir un grand débat sur le sujet. Son mot d’ordre : les citoyens doivent se réapproprier la question fiscale et les Etats prendre leurs responsabilités. L’auteur reconnaît toutefois que cela suppose un véritable changement culturel, une révolution des mentalités à rebours donc de la pensée dominante et des euphémismes de toutes sortes qui prolifèrent dans le discours politique et médiatique. Eh oui, le combat est aussi linguistique ! Il est vrai que les occasions d’en découdre ne manquent pas. On a beaucoup parlé récemment des « dérives de l’assistanat ». On ne peut être que d’accord : il est grand temps de mettre fin à l’assistanat de la classe dominante par les « petites gens », et de fermer ces paradis artificiels qui sont l’enfer des autres !
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