Un professeur de Harvard parle de la menace que représente les GAFA à l'ère du capitalisme de surveillance
Elle estime qu’il ne serait pas mauvais de les fermer pendant quelques jours
Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School et auteure de nombreux ouvrages dont « The Age of Surveillance Capitalism », a été désignée cette année comme la grande gagnante du prix Axel Springer qui récompense chaque année depuis 1991 des individus dans quatre catégories : la Presse, la radio, la télévision et Internet. Précisons qu’avant elle, Mark Zuckerberg, Tim Berners-Lee et Jeff Bezos ont déjà été les lauréats de ce prix.
Mathias Döpfner, PDG d’Axel Springer - la société mère de Business Insider -, s’est entretenu avec Zuboff sur son travail sur l’économie d’Internet, notamment sur les menaces que les entreprises de l’industrie technologiques font peser sur la démocratie. Lors de cet échange, rapporté par Business Insider, Zuboff a partagé son point de vue sur la montée en puissance des grandes multinationales technologiques assimilables aux GAFA et sur la façon dont ces entités surveillent les populations indépendamment du gouvernement. Zuboff a aussi tenté d’expliquer pourquoi nous avons besoin de plus de concurrence sur Internet à une époque qu’elle décrit comme l’ère du « capitalisme de surveillance ».
Les GAFA à l’ère du capitalisme de surveillance
D’après la gagnante du prix Axel Springer, « Les monopoles technologiques s’écartent en fait des principes fondamentaux du capitalisme. Et il n’y a aucun doute là-dessus - ils ont pris leurs distances par rapport à leur propre société et à la population. Ils n’ont pas besoin de nous comme clients. Ils n’ont pas besoin de nous comme employés. Ils n’ont besoin que de nos données ». Actuellement, ces données pourraient être considérées comme les dividendes de surveillance, c’est-à-dire les gains que les entreprises retirent des données des utilisateurs d’une manière inacceptable contre la liberté et la démocratie, et qui sont devenus une menace pour la société.
Interpellant sur le fait que l’histoire montre que les efforts de réglementation échouent lorsqu’ils ne sont pas fondés sur une compréhension détaillée de l’industrie qu’ils réglementent, elle souligne qu’elle ne croit pas aux promesses d’autoréglementation des grandes entreprises technologique et estime plutôt que ces dernières pourraient avoir besoin d’un sévère rappel à l’ordre afin de ne pas oublier qu’elles doivent avant tout servir les utilisateurs, et non l’inverse. C’est sur cette base qu’elle a déclaré : « S’il faut fermer Google ou Facebook un jour ou une semaine pour montrer que c’est la démocratie qui règne ici, alors on devrait le faire », car c’est notre avenir numérique qui est en jeu.
Le PDG d’Axel Springer s’est montré tout aussi alarmiste : « J’ai l’impression que la façon dont les plateformes sont perçues a beaucoup changé au cours des dernières années, particulièrement au cours des derniers mois. Il y a quelques années, tout le monde était fasciné par les possibilités technologiques, la facilité des scénarios d’utilisation, le confort que cela apportait dans notre vie quotidienne. Puis vinrent Cambridge Analytica, l’émergence des fake news, la montée du populisme en Angleterre, aux États-Unis, dans d’autres pays d’Europe et dans le monde, et les gens commencèrent à réaliser que le prix à payer était peut-être beaucoup plus élevé qu’ils ne le pensaient. S’ils se contentent de remettre leurs données, le principe de l’économie de la surveillance deviendra la nouvelle norme ».
Les deux interlocuteurs s’accordent à dire que le cœur du problème vient du fait que les grandes entreprises technologiques ne respectent pas les lois en vigueur, mais veulent plutôt remplacer la gouvernance démocratique par une forme de gouvernance informatique où elles occuperaient une place centrale. Leur exemple le plus probant est celui de Google dans l’affaire de la réforme du droit d’auteur en Europe, un cas qui selon eux prouve que les GAFA n’ont pas peur de défier l’État de droit et sont capables de passer outre à la primauté du droit. Les deux protagonistes sont convaincus qu’en agissant ainsi, les GAFA voudraient « promouvoir leurs résultats commerciaux par le biais de la gouvernance informatique et remplacer la démocratie par cette dernière dans le processus ».
L’Europe dans tout ça
Lorsque Mathias Döpfner lui demande si elle pense que l’Europe joue un rôle de premier plan dans l’élaboration de politiques visant à réglementer les plateformes technologiques, Shoshana Zuboff n’y va pas par quatre chemins. À l’inverse des États-Unis, elle explique que l’Europe est à l’avant-garde de ce combat depuis le début et « qu’il y a en Europe une sensibilité beaucoup plus grande à l’idée que la démocratie est une chose pour laquelle nous devons nous battre ». En ce qui concerne le cas particulier RGPD, elle ne cache pas que cette initiative européenne représente pour elle une grande avancée. Néanmoins, elle prévient que la mise en œuvre du règlement général sur la protection des données ne signifie pas que tous les problèmes sont réglés, au contraire. Le fait est que la loi sur la protection de la vie privée et la loi antitrust telles que nous les connaissons, n’arrêteront pas un capitalisme de surveillance hors-la-loi dans sa course, déplore-t-elle.
Döpfner ira plus loin dans son analyse en précisant : « Du point de vue d’une personne qui travaille tous les jours dans une maison d’édition numérique, je peux dire que le RGPD, contrairement à certaines attentes, renforce même la position de Google et Facebook sur le marché de la publicité numérique. Les grandes plateformes peuvent s’offrir les meilleurs avocats et, par conséquent, elles peuvent garantir la conformité aux nouvelles exigences complexes en matière de données. En même temps, grâce à la vaste gamme de services en ligne qu’elles offrent et aux millions de comptes d’utilisateurs, elles peuvent utiliser le consentement unique donné par les utilisateurs pour leur propre bénéfice. Par comparaison, les petites entreprises de l’industrie de la publicité numérique sont menacées dans leur existence même par la nouvelle législation. Le RGPD est bon, mais il ne résout pas les problèmes du capitalisme de surveillance, il renforce plutôt la position de ses protagonistes » parce que le capitalisme de la surveillance aura toujours une longueur d’avance.
Quelles solutions ?
Tous deux insistent sur le fait que la protection de la vie privée, l’un des éléments de l’ensemble des valeurs qui a rendu possible une société ouverte en premier lieu, est un problème d’action collective. Une société qui valorise la vie privée comprend que les valeurs de la vie privée sont inextricablement liées au respect de l’individu et donc de l’ensemble de la conception des droits de l’homme : « Une société qui ne valorise pas la vie privée est une société qui ne valorise pas la liberté ».
Affirmant que « limiter le pouvoir des GAFA stimulera l’innovation », Döpfner suggère l’adoption d’une réglementation, voire d’un processus réglementaire, plus flexible qui s’adapterait au rythme de transformation des plateformes numériques qu’il est censé encadrer pour remédier à ces problèmes, notamment à la désuétude d’une la loi lorsqu’elle est mise en application. De son côté, Zuboff propose comme solution l’instauration d’une « réglementation fondée sur des principes, où les principes eux-mêmes ne sont pas flexibles, mais la façon dont vous les appliquez l’est ». Cette solution passe, selon elle, par la définition de principes et la mise en place d’un système qui vont essentiellement freiner le mécanisme qui conduit à la production du fameux « dividende de surveillance » de façon à ce qu’il ne constitue plus une menace pour la société.
Et vous ?
Que pensez-vous des propos des intervenants ?
Que vous évoque le terme « ère du capitalisme de surveillance » utilisé par les intervenants ?
Quel est votre avis sur la supposée gouvernance informatique que voudrait imposer les GAFA à la population : serait-elle, par exemple, moins équitable que la démocratie dans sa forme actuelle ?
Est-ce que limiter le pouvoir des GAFA peut réellement stimuler l'innovation ?
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