Les réglementations en Europe pèseraient sur les entreprises IT du continent et ne lui permettent pas d'atteindre la souveraineté numérique,
selon Bert Hubert, entrepreneur et développeur de logiciels
En France, mais aussi dans toute l'Europe, la problématique de la souveraineté numérique se discute depuis de nombreuses années. Les géants américains et asiatiques (chinois en particulier) dominent largement le marché européen des télécommunications, mais aussi celui des applications utilitaires. Un mémo sur la question estime que les besoins de l'Europe en matière de communication sont actuellement presque exclusivement satisfaits par du matériel chinois qui relie les organisations et les Européens à des plateformes basées aux États-Unis. Quelles sont les raisons qui expliquent cela ? Existe-t-il des approches de solutions ?
Quel est le constat actuel à l'échelle de l'Europe ?
Dans un mémo publié mardi, Bert Hubert, entrepreneur et développeur de logiciels, a partagé son point de vue sur ce qui empêcherait le vieux continent d'accéder à la souveraineté numérique tant recherchée. En faisant l'état des lieux, il estime qu'au fond, le problème est que pratiquement aucune plateforme ou aucun produit logiciel orienté vers le consommateur n'est créé en Europe, ou plus précisément, par des entreprises européennes. Selon l'intéressé, presque tous les logiciels et tous les services (de communication) qui viennent d'ailleurs sont fournis (presque) gratuitement aujourd'hui.
Le logiciel est fourni avec l'ordinateur, le service est fourni avec le téléphone, ou c'est une application qui coûte quelques euros tout au plus. Selon lui, même s'il y a des exceptions (les jeux, par exemple), les logiciels et services destinés aux consommateurs seraient en général mis à disposition sans paiement explicite. Cela inclurait les navigateurs et presque tous les modes de communication (courrier électronique, chat, vidéo) ou de collaboration (échange de fichiers, agenda, édition de documents). Alors, pourquoi développer de telles plateformes et les fournir gratuitement ?
À cette question, Hubert répond qu'il y a un plan bien élaboré derrière tout ça. D'après lui, dans de nombreux pays, il existerait une croyance profondément ancrée selon laquelle il sera toujours possible d'exploiter un jour les utilisateurs afin de gagner de l'argent, même si l'on ne sait pas encore très bien comment on s'y prendra. Les possibilités comprendraient la monétisation du comportement des utilisateurs ou l'abus de sa position pour faire payer les autres personnes qui veulent faire des affaires avec vos utilisateurs (ou simplement les atteindre) une fois que la plateforme devient dominante.
« C'est ce qu'on appelle la recherche de rente », a déclaré le développeur. « À titre d'exemple, Apple et Google ont récemment expulsé une grande entreprise de jeux [Epic Games] de leur plateforme pour s'assurer qu'ils obtiennent leur part de 30 %. Pour accéder aux utilisateurs d'Android et d'iOS, il faut sortir son portefeuille. Au cours des deux dernières décennies, le fait de donner des logiciels gratuits (ou de les exploiter pour les utilisateurs en tant que plateforme) s'est avéré rentable à long terme, principalement en soutirant de l'argent indirectement, souvent par des moyens peu amènes ou excluants », a-t-il ajouté.
Le problème avec les entreprises européennes
Selon l'entrepreneur, les entreprises européennes ont un fonctionnement totalement différent de celui des entreprises chinoises et américaines. D'une part, ces dernières manqueraient d'imagination et de vision pour lancer quelque chose sans savoir comment cela pourrait éventuellement rapporter de l'argent. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose, selon la façon dont on voit les choses. Hubert explique que les investisseurs européens, en particulier, sont beaucoup plus intéressés par les plans d'affaires traditionnels que les investisseurs en capital-risque américains.
« L'expression "les données sont le nouveau pétrole" ne se traduit pas bien en allemand, en français ou en espagnol », a-t-il fait remarquer. Autrement dit, les entreprises en Europe ne sauraient pas très exactement comment mettre en œuvre ce concept. De même, il estime que le RGPD et d'autres règlementations en matière de protection de la vie privée, des données et de la confidentialité sont un frein pour les entreprises européennes. « Avec le RGPD, la directive NIS et d'autres règlementations, les données en Europe sont définitivement devenues "les nouveaux déchets toxiques". En tout cas, ce n'est pas un plan d'affaires », a déclaré Hubert.
« Donc non seulement nous manquons d'imagination pour lancer des plateformes gratuites, mais le chemin pour un jour gagner de l'argent avec elles est bloqué par la règlementation », a-t-il ajouté. La conséquence négative qui ressort de cela serait la dépendance de l'Europe vis-à-vis de puissances étrangères. Selon l'entrepreneur, les politiques mises en place sur le vieux continent ne sont pas fiables et constituent une contrainte. Elles feraient en sorte que l'Europe reçoit ses services "gratuits" des États-Unis (et le matériel de la Chine), et ces deux pays exploitent désormais les plateformes européennes de communication grand public.
« Les sociétés américaines ont profité des économies d'échelle réalisées sur les communications grand public pour en faire des outils de communication professionnelle très abordables (G-suite/Google Workplace, Office 365, Teams). Pour diverses raisons, confier la grande majorité de vos communications à des personnes éloignées est une mauvaise idée. Les lois chinoises et américaines, notamment, n'offrent aucune protection significative de la vie privée des citoyens européens », a-t-il déclaré.
La communauté cite également d'autres problèmes
Si Hubert cite le manque d'imagination comme le problème fondamental des organisations européennes, d'autres réfutent cette affirmation et estiment que le "retard" et la dépendance de l'Europe vis-à-vis de la Chine et des États-Unis sont liés à des problèmes bien plus profonds. En premier, il y aurait un "vol" ou un "transfert" de talents de l'Europe vers les États-Unis. Il est tel que l'Europe fournirait ses meilleurs talents aux États-Unis où ils réussissaient extrêmement bien et contribueraient à : révolutionner l'IA, concevoir du matériel pour les grandes enseignes, développer des jeux, révolutionner la diffusion en continu, etc.
En outre, l'Europe aurait quelques problèmes qui rendraient inutilement difficile la création de startups prospères. Selon cet argument, les gens créent des entreprises ici, mais le plus souvent, le succès serait suivi d'investissements américains et, avant même que vous le sachiez, la société a déjà son siège aux États-Unis. Il y aurait de nombreuses raisons à cela, mais l'une des principales serait qu'il est très difficile de réunir des sommes importantes en Europe. Les investisseurs traîneraient aussi les pas. Une deuxième raison est que les entreprises européennes trouveraient le marché américain plus attrayant.
Ils constitueraient un grand marché homogène. En revanche, l'UE serait essentiellement constituée de nombreux marchés unifiés par des règles, une bureaucratie, etc. très complexes. La circulation des personnes est libre, mais les entreprises auraient plus de mal à faire face aux variations locales de la législation, aux obstacles à la facturation et à la fiscalité (par exemple, la TVA), aux opérations bancaires, à la bureaucratie, etc. Ceux qui défendent ces arguments estiment que l'on rencontre beaucoup moins ces types de problèmes ou ces types de contraintes aux États-Unis (bien que ce soit aussi un peu le cas entre les États).
À cela s'ajouteraient ensuite les différences linguistiques et culturelles. Selon d'autres, en Europe, les investisseurs préfèrent des choses plus sûres que d'essayer de construire le prochain Google. Obtenir de l'argent pour un prototype, même s'il rapporte un peu d'argent, serait presque impossible ou, au mieux, vous exposerait à de très mauvaises conditions.
Quelles approches de solution face à ces problèmes ?
« Par le biais de divers types de règlementations, on a tenté de rendre illégal le transfert de données vers des pays dont le régime de protection de la vie privée est inadéquat. En théorie comme en pratique, cela n'a pas fonctionné. Les produits américains sont tout simplement plus attrayants à utiliser, car nous gagnons de l'argent en les utilisant », a déclaré Hubert. Selon lui, interdire la vente de nos données aux États-Unis n'a pas fonctionné, pas plus qu'un programme de communications interopérables basées sur des normes. « Les résultats ne sont tout simplement pas assez convaincants », a-t-il ajouté.
Ainsi, il faudrait que quelque chose d'important se produise avant que l'Europe puisse concurrencer efficacement les plateformes "gratuites" des autres pays. Comme première approche de solution, Hubert propose de miser sur la gratuité des applications. « Si l'Europe veut que ses citoyens (et ses entreprises) fassent largement confiance aux logiciels exploités par l'Europe, elle n'a pas d'autre choix que de développer de meilleurs logiciels, et de les proposer gratuitement. La bonne nouvelle est que nous avons le talent nécessaire. Des dizaines de milliers d'Européens travaillent d'ailleurs pour des entreprises technologiques américaines », a-t-il déclaré.
Ensuite, il estime qu'il faudra résoudre le problème du financement. Selon lui, les sommes d'argent impliquées dans le développement de logiciels sont insignifiantes à l'échelle de l'UE. L'UE dépenserait plusieurs milliards chaque année pour des projets d'infrastructure dignes d'intérêt comme Copernicus (satellites climatiques) et la navigation (Galileo). Des centaines de milliards seraient également consacrés à la recherche. Ainsi, il suggère qu'il y a certainement assez d'argent pour autoriser des choses comme un navigateur Web, un chat, une messagerie électronique et des installations de vidéoconférence.
« Nous n'avons pas besoin de logiciels open source de qualité gouvernementale ou typiquement maladroits, mais nous avons besoin d'applications et de services très convaincants qui peuvent rivaliser en matière de qualité. C'est incroyable ce que l'on peut obtenir avec un milliard d'euros, avec seulement une taxe de deux euros pour chaque citoyen européen. Mais cela permettrait de réaliser de grandes choses : des plateformes de communication gratuites que nous gérons nous-mêmes et qui ne traquent pas nos citoyens au profit d'entreprises et d'annonceurs étrangers », a-t-il déclaré.
Quels sont les autres défis qui restent à relever ?
Dans son mémo, Hubert estime que, bien qu'il soit tout à fait possible de trouver de l'argent, il n'est pas facile pour un gouvernement de soutenir/financer des projets innovants, notamment dans le domaine des logiciels. En France, l'un des exemples les plus populaires est Qwant, le moteur de recherche français qui ambitionne de concurrencer Google et réduire sa part de marché. Toutefois, il subirait des pertes énormes depuis des années et serait toujours fortement dépendant d'Azure et de Bing, respectivement le service cloud et le moteur de recherche de Microsoft. Récemment, Qwant aurait entrepris d'emprunter de l'argent à Huawei.
Ainsi, Hubert explique qu'avec une volonté politique suffisante, il devrait être possible de trouver des structures pour financer des programmeurs européens afin qu'ils écrivent des logiciels attrayants pour les Européens. Cependant, il a déclaré que stimuler l'innovation avec de l'argent est extrêmement difficile. Il y aurait de fortes chances pour que vous ne stimuliez que les grandes entreprises existantes, qui ne sont peut-être même pas européennes.
« L'Europe communique presque exclusivement par le biais de plateformes américaines, en utilisant du matériel chinois. L'interdépendance est une bonne chose, mais c'est une dépendance excessive », a-t-il mis en garde. Par ailleurs, notons que l'Europe envisage depuis des années de réduire sa dépendance vis-à-vis des plateformes américaines et des équipements chinois.
Avec la guerre commerciale entre Pékin et Washington, plusieurs pays de l'Europe ont suivi l'exemple de l'ex-administration américaine en bannissant Huawei et d'autres entreprises chinois de certains de leurs marchés et en révoquant les accès de ces entreprises à leurs infrastructures de télécommunication critiques. Toutefois, les analystes jugent cela insuffisant et estiment que l'Europe doit mettre de nouvelles politiques destinées à atteindre la souveraineté numérique.
Source : Bert Hubert
Et vous ?
Quel est votre avis sur le sujet ?
Que pensez-vous de la dépendance de l'Europe vis-à-vis des plateformes américaines ?
Que pensez-vous de la dépendance de l'Europe vis-à-vis de Huawei et des équipementiers chinois ?
Pensez-vous que la gratuité des plateformes confère des avantages aux entreprises américaines ? Si oui, lesquels ?
Selon vous, les règlementations comme le RGPD et la directive NIS constituent-elles un obstacle aux entreprises européennes ?
Que pensez-vous des arguments avancés par Bert Hubert pour expliquer la dépendance de l'Europe vis-à-vis de la Chine et des États-Unis ?
Selon vous, quels autres problèmes seraient à l'origine de cette dépendance ? Quelles approches de solutions proposez-vous pour résoudre ces problèmes ?
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